LE DESTIN DE WANGRIN

Par   12 février 2017

Par Kossi Agbolo, 12 février 2017

Les règles d’éthiques et les mesures de répression sont bien établies dans notre profession, mais apparemment, leur respect est limité. Je crois qu’en faisant appel à la fibre religieuse et à la conscience professionnelle de tout un chacun, on pourrait ramener quelques rares collègues sur le droit chemin. Je suis sûr qu’en lisant le titre, beaucoup ont immédiatement pensé à l’œuvre de l’écrivain malien Ahmadou Hampaté Bâ, du moins ceux qui ont eu la chance de la lire ou qui en ont entendu parler. Eh bien, vous n’avez pas tort ; j’ai toujours essayé de citer Wangrin aux collègues, le plus souvent pour parler d’honnêteté, ou bien pour démontrer que le bien mal acquis ne profite point. Même si Wangrin n’était pas un personnage complètement malhonnête, sa vie nous démontre que l’appât du gain ne profite pas toujours et qu’il faut faire preuve d’humanisme dans notre quête des richesses de ce monde.

étrange destin de wJe ne prends pas la plume pour faire une critique de l’œuvre, mais je veux parler aux interprètes en général. Après tout, Wangrin en était un. Mais avant d’aller plus loin dans mon argumentation – qui ne plaira pas toujours à tout le monde – je voudrais vous parler de ma source d’inspiration. Une fois encore, à l’instar de mon premier article, j’ai eu mon inspiration à la suite du décès d’une dame. Vous n’êtes pas sans savoir que mon article sur l’utilisation abusive ou à bon escient de Whatsapp m’a été inspiré par le décès de la jeune dame appelée Clémence Siabi au CHU de Lomé. Cependant, le décès qui m’a inspiré cette fois-ci n’est pas provoqué par une erreur médicale ; il s’agit plutôt d’une mort tout à fait naturelle d’une nigériane en la personne de la sexagénaire Catherine Akintemi, ancienne employée de la ‘Radio Corporation of Nigeria’. Tous les éloges posthumes faits sur cette dame par ses enfants et parents m’ont beaucoup touché et le leitmotiv qui m’a encore beaucoup plus touché, c’est ‘a life well spent’.  Vers la fin de son témoignage, la fille de la regrettée Catherine s’est posé une question qui m’a encore plus touché : ‘Je ne sais pas si je peux un jour faire comme maman’. Après ces éloges funèbres, la question que je me suis posé in petto est celle-ci : « Un jour je me trouverai à la place de madame Catherine comme tout le monde ; comment est-ce qu’on parlera de moi ? »

éloges funèbresIllico presto, mes pensées sont allées vers notre profession, vers tous les interprètes. Quels héritages laisserons-nous sur cette planète Terre ? C’est ainsi qu’en faisant une introspection, j’ai pensé longuement à Wangrin, comment il a vécu sur cette terre et les témoignages qu’il a laissés. Je fais un effort conscient pour ne plus évoquer l’idée de la mort, parce que ceux qui sont superstitieux ne vont pas l’aimer ; mais je vous prie de ne pas m’en tenir rigueur.

Certes, Wangrin avait été un interprète de renom, il avait aussi amassé les biens de ce monde. Par-dessus tout, il avait été très malin, en dribblant les uns et en trichant les autres. En tant qu’interprètes professionnels ou non, devons-nous nous dribbler ? La vie est un choix, nous sommes tous libres de faire nos choix, mais permettez-moi d’attirer en toute humilité notre attention sur quelques faits. Lorsque nous brassons des millions, et que tout semble aller bien pour nous, pensons à ceux qui n’ont pas eu la même chance que nous, à ceux-là qui seront un jour là où nous sommes aujourd’hui, comme le répétait souvent l’une de nos formatrices à l’école d’interprétation d’Accra. En proposant des contrats à nos collègues, surtout les jeunes débutants, nous devrions faire un effort pour ne pas leur proposer des taux inacceptables mais que nous savons qu’ils vont accepter compte tenu de leur situation actuelle précaire temporaire. On dirait que les règles d’éthique connues de la majorité ne suffisent pas pour discipliner tout le monde. J’en appelle donc à la conscience de tout un chacun. N’oublions pas qu’un jour, ils pourraient être à notre place. En ce qui concerne l’honnêteté, les paroles bibliques et coraniques sont légion. Selon la Bible: « Vous ne commettrez point d’iniquité ni dans les jugements, ni dans les mesures de dimension, ni dans les poids, ni dans les mesures de capacité. Vous aurez des balances justes, des poids justes, un épha juste et un hîn juste. Je suis l’Éternel, votre Dieu, qui vous ai fait sortir du pays d’Égypte. » (Lévitique 19:35-36) « Voici ce que vous devez faire: dites la vérité chacun à son prochain; jugez dans vos portes selon la vérité et en vue de la paix; que nul en son cœur ne pense le mal contre son prochain, et n’aimez pas le faux serment, car ce sont là toutes choses que je hais, dit l’Éternel. » (Zacharie 8:16-17)

Par ailleurs, faisons un effort pour ne pas agir comme Wangrin, qui cherche toujours à déloger ses collègues interprètes pour prendre leur place. N’oublions pas que le plus smart n’est pas le plus heureux comme nous le montre la fin de l’œuvre d’Ahmadou Hampaté Bâ. Wangrin avait dribblé et ses collègues africains et ses supérieurs européens. Il était même la cause du malheur de certains, qui avaient par la suite perdu leurs emplois ; ce comportement affiché par Wangrin est condamné par le Saint Coran : « Ô vous qui croyez!  Craignez Dieu et soyez avec les véridiques. » (Coran 9:119) ;  « Malheur aux fraudeurs qui, lorsqu’ils font mesurer pour eux-mêmes exigent la pleine mesure, mais qui lorsqu’eux-mêmes mesurent ou pèsent pour les autres leur causent une perte.  De tels (hommes) ne pensent-ils pas qu’ils seront ressuscités en un jour terrible, le jour où tous les gens se tiendront debout devant le Seigneur des mondes ? » (Coran 83:1-6)

Biens-mal-acquis1

Permettez-moi de vous narrer cette mésaventure que j’ai vécue personnellement. Un jour à Abuja j’ai reçu l’appel d’un collègue depuis Lomé pour couvrir une réunion de 2 jours à Lomé. Au même moment, j’avais une offre à Abuja pour couvrir une réunion de 2 jours en grande équipe. Sans tergiverser, j’ai opté pour le contrat de Lomé parce qu’en ce moment-là, je cherchais à avoir de la visibilité à Lomé, ma ville natale. Vous n’allez jamais imaginer ce que j’ai vécu en acceptant ce contrat que je croyais être plus juteux, considérant les statuts social et professionnel du collègue qui m’a fait l’offre. Arrivé à Lomé, il m’a mis en petite équipe avec un autre collègue. Je n’ai pas pris la peine de lui demander le taux qui serait appliqué parce que je me disais qu’il connaissait bien les taux appliqués par les organisations de la sous-région et aussi parce que j’avais entièrement confiance en lui. Vous ne pouvez pas imaginer mon désarroi lorsqu’il me tendit à la fin de la réunion une enveloppe contenant 300.000 francs CFA (environ 600 dollars à l’époque) pour les 2 jours en petite équipe.

Quand j’ai reçu l’enveloppe, je n’ai rien dit mais je pense qu’il a senti que je n’étais pas du tout content du traitement. C’était d’ailleurs le dernier contrat qu’il m’a offert, encore que j’avais décidé de ne plus jamais accepter une offre de réunion de sa part. J’avais perdu doublement dans cette histoire, puisque mon sac, contenant mon ordinateur portatif et d’autres objets de valeur, avait été volé lors de mon voyage Abuja-Lomé pour couvrir sa fameuse réunion. Et il le savait très bien, puisque c’est lui-même qui m’avait trouvé un ordinateur de deuxième main que j’avais acheté.

Kossi en cabineQuelques années plus tard, lorsque j’ai soulevé cette question, sans nommer le collègue bien-sûr, lors de la réunion inaugurale de l’association des interprètes du Togo, l’initiateur de l’association, M. Elolo Kumodzi, m’a répondu que je n’étais pas obligé d’accepter ce genre de contrat. Il a pleinement raison, mais dans mon cas, j’ai été tout simplement dribblé parce qu’il s’agissait de quelqu’un qui m’inspirait confiance et je n’avais pas jugé bon de négocier le taux avant d’accepter son offre. En outre, j’étais dans le marché gris à l’époque. Cette mésaventure fait partie des raisons pour lesquelles j’ai pris la bonne décision d’aller à l’école d’interprétation quelques années plus tard. Aujourd’hui, après ma formation, je sais que je ne peux plus tomber dans ces genres de pièges. Chers collègues, tâchez toujours d’avoir des précisions sur les taux à appliquer dans un contrat ou par mail ou par tout autre canal (écrit de préférence) avant d’accepter un contrat que vous propose un collègue, même s’il est un ami proche ou un ancien de la profession qui vous inspire confiance. Permettez-moi de le dire et qu’on me pardonne si je semble être dur, nous ne sommes pas tous des enfants de chœur !

La liste des mésaventures est longue, mais je ne veux pas donner l’impression d’être un donneur de leçons. D’ailleurs, tout ce que j’ai énuméré ici comme questions d’ordre moral, je ne suis pas sûr de pouvoir les respecter toutes. Mais l’honnêteté est comme une parole d’évangile et je crois que nous devons tous faire un effort constant pour la pratiquer. Nous devons faire preuve d’humanisme dans nos relations avec les collègues. Ce n’est pas parce que j’ai eu une occasion rêvée de gérer plusieurs contrats que je dois me comporter comme si le monde s’effondrera demain et que d’autres collègues n’auront jamais les mêmes opportunités après moi. Je crois que nous devons faire tout pour regarder loin et savoir que celui que nous méprisons aujourd’hui, pourrait être celui-là qui nous donnera demain un contrat juteux que nous n’avions jamais imaginé.

Parlant de l’humanisme, permettez-moi de vous relater les pensées d’un soldat au cours de la 2nde Guerre mondiale, au bon milieu de la guerre, un jeune soldat faisait cette réflexion : pourquoi tuer l’autre ? Il mérite de vivre comme je le mérite, il a un enfant ou des enfants qu’il aime comme moi, et sûrement il aime une femme comme moi, il aime la vie comme moi, alors pourquoi le tuer ? Pourquoi je parle de ce soldat ? Si un soldat sur un champ de bataille peut faire preuve d’humanisme, pourquoi pas nous ? Avant de s’accaparer des honoraires de l’autre, je dois d’abord me dire : « il veut aussi conduire une belle voiture comme moi, il veut avoir une belle maison comme moi, il veut aller en vacances avec ses enfants comme moi, il veut…il veut… comme moi. »

bien mal acquisEnfin avant de finir, je demande humblement aux interprètes de sexe masculin de me laisser leur prodiguer le conseil ci-après, même si moi-même j’en ai besoin plus que tout le monde : faisons tout pour éviter les aventures au cours de nos périples. Je suis sûr que vous comprenez ce que je veux dire. Le malheur ne nous cherche pas, c’est plutôt nous-mêmes qui cherchons le malheur. Ne perdons pas de vue le fait que Wangrin avait été ruiné à la fin par une femme et pas n’importe quelle femme, une femme mariée avec qui il flirtait, sachant pertinemment qu’elle était mariée. C’était cette dernière qui avait donné le coup de grâce à Wangrin. Je me souviens de mon professeur de français au lycée, pas très gentil avec les femmes, qui nous répétait souvent : « les hommes ont de l’argent, les hommes aiment les femmes or les femmes aiment l’argent ». Même si cette maxime n’est pas toujours vraie, faisons tout pour garder jalousement l’encyclopédie que nous sommes ; ce faisant, notre destin ne saurait être similaire à l’étrange Destin de Wangrin, mais il sera plutôt ordinaire. Et lorsque nous nous présenterons plus tard devant le Souverain Créateur, il nous jugera comme le feront les humains lors de leurs différents éloges funèbres.

A propos de l’auteur

IMG-20170204-WA0073Kossi Agbolo est un interprète togolais dans la quarantaine connu pour son franc-parler. Cabine française de son état, ce passionné de l’écriture et de la culture hispanique qu’il promeut a grandi dans une famille nombreuse à Lomé. Très tôt, il est tombé amoureux des livres. Il lut toutes sortes d’œuvres littéraires qui lui passaient par la main. Cela lui permit de pousser ses études jusqu’au niveau universitaire. Kossi a passé une bonne partie de sa vie au Nigeria, où il a travaillé comme secrétaire-bilingue à l’Ambassade de France près le Nigeria, puis brièvement à la CEDEAO. Poussé par la soif de connaissances, il a démissionné pour faire d’autres études universitaires. Ce qui lui a permis d’apprendre la langue de Cervantes et de faire son Master en Interprétation de conférence à University of Ghana (Legon). Actuellement, il est interprète de conférence indépendant et traducteur assermenté pour les langues française, anglaise et espagnole près la Cour d’Appel du Togo. Kossi est un amoureux de la nature et il lutte pour sa préservation.

3 commentaires sur “LE DESTIN DE WANGRIN

  1. Moudachirou Gbadamassi

    Bel article, Kossi. Merci de ton courage. Primo, mon avis est que l’on ne doit pas faire du bien juste pour espérer récolter ce que tu appelles de bons « éloges funèbres ». Selon moi, il faut faire le bien en n’espérant que la satisfaction morale personnelle de l’avoir fait et non les témoignages que feront les autres après. Secondo, tous les interprètes ne sont pas croyants et même parmi ceux qui croient, il y a un certain nombre de croyants qui dissocient la foi des actes que l’on pose. Cette frange estime qu’on peut bien être croyant dans son coeur et agir comme l’on l’entend même si cela est au détriment des intérêts de leurs prochains. Cela montre les limites de ta méthode d’appel à la conscience des collègues, je crois.

  2. Mohamed Daoud

    Merci beaucoup pour cet article. En effet, nous avons quelques brebis galeuses parmi les interprètes tunisiens, dont deux en particulier qui sont bien connues et qui ont dépassé toutes les limites. Mais, je doute fort qu’ILS soient réceptifs à ces arguments, mêmes religieux. Ma solution avec eux est double: (1) les boycotter totalement et (2) les dénoncer publiquement. Malheureusement, nos efforts pour établir une association d’interprètes n’ont pas été fructueux. En tout cas, je vais partager cet article sur notre page fb (Tunisie interprètes et éthique).

  3. Abla Lawandos

    Un vrai baume au coeur, cet article! Merci de rappeler qu’au coeur du vrai bonheur, seules comptent les vraies valeurs.

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